J'en ai jusque là ! Je suis écœurée. La rue est une descente aux enfers. Pourquoi sont-ils comme ça ? Pourquoi ils ne peuvent pas nous foutre la paix cinq minutes, pourquoi ? Hier, je prends mon vélo, je roule, deux types m'arrêtent et tu sais ce qu'il me fait le plus jeune, un petit, un vilain, laid comme une teigne, avec de la connerie plein ses boutons ? Tu sais ce qu'il me dit? « Hé, vagin à pattes, tu vas où ? » Quoi ? Répète ! Vagin à pattes ? Tu as bien dit vagin à pattes ? Tu pourrais me respecter, je suis un être humain, est-ce que moi je te traite de bite molle, de bâton merdeux, de petites couilles à moustaches ? Non, je ne le fais pas, parce que l'humanité à des droits, parce que c'est le même soleil qui tape sur ce pavé pour toi et pour moi, alors si tu te sens si costaud, fais quelque chose pour te sortir de la merde où tu es, mais arrête de jouer au coq de village qui règne sur les poules. D'abord comme coq j'ai déjà vu beaucoup mieux, et puis mets-toi bien ça en tête : tu n'es pas chien, je ne suis pas chienne, alors si tu n'es pas un chien commence par ne pas parler comme un chien ! Vu ? Au moment où je partais, il a gueulé " Toi si je te retrouve je te casse la gueule." Marcel apportait les cafés, il a rigolé, j'ai dit « Tu trouves ça normal, Marcel, tu trouves normal que ce type me parle comme ça ? » D'un coup, je me suis levée et Marcel a renversé les cafés. « Vous, les bonnes femmes... » il a dit en ramassant les petites cuillers / « Quoi les bonnes femmes »/ « Rien ! » / Et au moment où il rapplique vers le comptoir, je l'arrête. Marcel, peut-être que le café fait des flaques dans tes godasses, peut-être qu'aujourd'hui est un mauvais jour, peut-être que depuis que le monde est monde les hommes disent " Oh vous les bonnes femmes ", mais je ne crois tout de même pas que ça t'autorise à rigoler quand je raconte ce que je raconte. Parce que faudrait savoir dans quel camp tu te trouves, Marcel. Est-ce que par hasard tu ne serais pas en train de penser qu'un Belge c'est tout de même mieux qu'un Arabe, et qu'un Arabe c'est tout de même mieux qu'une femme? Je ne sais pas, mais quand je te vois causer avec ton copain le chauffeur de taxi, j'ai l'impression que c'est ça qui te fait bander : raconter des salades, faire des hiérarchies à la con. Et là-dessus, Jeanne, la patronne du café est venue s'asseoir avec nous et elle dit, - maintenant, c'est Jeanne qui parle, elle est plus grande, Jeanne, et surtout plus grosse que moi, plus de nichons - Jeanne a dit « Moi je vis avec un Arabe depuis dix ans, dix ans de ciel bleu, dix ans de soleil, je l'aime, il m'aime, il est poli avec moi, il me respecte. » Et elle a sorti une photo, une belle photo de mariage où on voit Jeanne (trente kilos en moins, la robe blanche) et un beau marocain, un type très bien avec un œil droit et franc, un beau gars quoi ! C'était miraculeux, c’était un moment de paix dans la guerre, on ne disait plus rien, on se passait la photo, on se la repassait. Jeanne était plus fière que si elle avait grimpé sur la montagne, elle était belle, elle flottait comme une fleur dans ses cents kilos. J'ai eu envie de pleurer. Monique a fini par dire « Jeanne, tu en as de la chance ! » Et moi, j'ai pensé qu'il y a un an, je courais dans tout Bruxelles avec un petit gars de Marrakech, parce qu'on ne savait jamais où se poser, chez lui pas possible, chez moi pas possible, jusqu'au moment où les parents sont intervenus des deux côtés : fini, terminé ! La vie qu'on mène est triste parce que tu as toujours quelqu'un qui veut piétiner quelqu'un d'autre. Même le plus minable croit encore qu'il y a toujours un plus minable que lui à emmerder, c'est chiant, non ? Et moi, je vais vous dire pourquoi je suis passée dans le quartier. Je suis venue parce que j'ai appris qu'ici il y avait des types qui se plaignent de ne pas être trop bien traités, que pour un oui pour un non on leur tape dessus, qu'on les traite de tous les noms, qu'on les menace, qu'on les humilie, qu'on les méprise, et je veux les voir ces types là, je veux leur dire que je ne suis pas contente qu'on leur tape dessus et je veux aussi qu'ils me disent ce qu'ils pensent de ceux qui me traitent de pute dans la rue.