J’étais peinard, moi. Chat de maison, c’est peinard. Avec Joe et sa femme Blondie, j’étais tombé sur un couple sympathique qui m’avait châtré à mon arrivée. Pour son bien. Quand on veut la paix, faut ce qu’il faut, disait Joe. Donc, j’avais une vie calme de chat domestique châtré, et, un beau jour, cette tranquillité bascule parce que Blondie et Joe entendent à la télé que l’ours est menacé. La planète se réchauffe, la banquise fond, où voulez-vous que les ours mettent encore les pattes ? Ils ont la capacité de nager, c’est certain, mais on ne peut pas nager toute la journée, même un ours. Alors, quand on a sonné à la porte et que quelqu’un a dit : faites quelque chose pour les ours, Blondie a tout de suite répondu : on va en adopter un. Un brun ou un blanc ? Le brun est moins salissant que le blanc, c’est bien connu. D’un autre côté, un blanc conviendrait mieux à l’esprit vaguement raciste du quartier, disait Joe qui veut être comme tout le monde. J’ai coupé court au dilemme. Sur la banquise, il n’y a que des blancs , ai-je dit, fier de mes compétences. Blondie était survoltée. On attend un heureux événement, répétait-elle aux voisins, alors on se prépare. Surtout parlez-en tout de suite à votre chat, avait recommandé le vétérinaire, le silence conduit souvent au drame. Et donc, on m’avait expliqué qu’il fallait faire patte de velours, que l’intrus n’en était pas un, qu’il était gros mais gentil, et fort malheureux, « il n’a plus de maison, tu vois, il doit vivre dans l’eau et il est tout le temps mouillé ». L’argument avait du poids. Adopter un ours : quel bouleversement, quel chambardement, disaient les voisins, un peu jaloux de voir le canapé quatre places qu’on venait d’acheter. « La télévision, ça se regarde en famille. La télé dans la chambre, c’est pour plus tard », expliquait Joe, conscient de sa mission éducative. Il avait aussi déménagé le frigo à la cave et supprimé les glaçons dans le whisky : tout ce qui pouvait rappeler la banquise risquait de faire souffrir l’arrivant. Pour le nom, j’ai suggéré « Georges », parce que dans une publicité, il y a un gros tas de poils blancs qui s’appelle Georges. L’idée a séduit tout le monde. Le premier contact a été correct : il a tendu la patte, j’ai soufflé. Le futur devait, hélas, se révéler plus lourd qu’on ne l’imaginait, ce qui se confirma rapidement. Georges paraissait agité. Un soir, alors qu’il regardait le porno du samedi avec Joe, le voilà qui monte tout soudain dans la chambre de Blondie. Et je te montre mon machin, et j’ai encore ça, et je peux te le mettre comme ça ou comme ça, et tu peux aussi faire ça avec, et demain on recommence. « Stop ! Rentre-moi ça tout de suite », dit Joe. il gueule, donne une tape sur le machin de Georges et se prend un sérieux coup de patte sur la tronche. Consternation générale. Souriez, souriez, les amis ! C’est une simple manifestation du complexe d’Œdipe, ai-je expliqué, pour rassurer les esprits, mais bien sûr, l’exposition répétée aux films pornos n’arrangeait rien. Une fois seuls, Georges m’a demandé des explications sur le complexe d’Œdipe. Très simple, mon Georges « Tu liquides papa, tu baises maman ». Georges qui était perfectionniste lut d’abord tout Freud pour voir si cet imbécile de chat – moi - avait raconté, ou pas, des conneries. Une fois qu’il eut confirmation que c’était une histoire vieille comme le monde les verrous sautèrent : George a bouffé Joe un mardi en journée et moi les restes le soir. Galopant sur George, Blondie a rapidement pris la mesure de la situation : « Quand y en a pour un, il y en a pour deux », elle a dit, et comme je lui faisais remarquer qu’elle m’avait mis les boules à zéro et que c’était un sacré handicap, elle a jouté « t’inquiète, je trouverai bien quelque chose pour que tu prennes ta patte ». Finalement, on forme une vraie famille recomposée, non ?