Photo N° 30 : La chute d’Icare. J’ai neuf ans à peine. Ce matin d’anniversaire, nous marchons dans une aube d’automne aux feuilles de marronniers jaunies. Mon papa s’arrête, me prend par la main, me serre contre lui. C’est un comportement exceptionnel ! Habituellement, l’homme est peu sentimental, très pudique. Donc, moi, tête contre sa poitrine. Et lui qui dit : je dois te parler de la souffrance infinie de l’homme qui marche et ne peut pas voler . Voler ? Voler comme les oiseaux ? Il fait oui de la tête. Dit encore que le plus grand tourment de l’homme est de n’avoir que deux petits bras pour saisir l’univers.
Regarde !
Sort de sa poche une carte postale. Le peintre Bruegel a peint ce tableau : La chute d’Icare.
Dit soudain : Icare, c’est moi. Je souffre d’exiguïté. Je suis enfermé dans une boîte. Je veux l’envol, je veux me voir voler, voir la boîte où je suis enfermé, voir dans quel univers cette boite m’enferme. L’aigle bat joyeusement des ailes parce qu’il saisit l’ensemble et le détail d’un même coup d’œil. Je l’envie. Prends le monde et, devant lui, pose un trou de serrure, que vois-tu ? La portion du monde qui correspond au trou de serrure. Celui qui se fixe au sol est un trou de serrure. Du monde, il sait ce que savent les trous de serrure. Icare a volé vers le ciel parce qu’il refusait d’être un trou de serrure. Plus tard, on s’est rendu au musée pour voir la toile en vrai. Dans le tableau de Bruegel, Icare est presque ignoré, comme vous le voyez. Ces jambes qui sortent de l’eau : tout petit, quasi ridicule, n’est-ce pas ? Et personne pour s’en occuper. Le paysan qui laboure, le pécheur, le marin : rien, personne ne voit le malheureux Icare, tout le monde s’en fiche, chacun vaque à ses occupations.
Tu vas mourir, j’ai dit à Papa ?
Mourir ?
Si tu es Icare, et que Icare, c’est lui …
Il me coupe, impérial « La nature de l’homme n’est pas immuable. L’Homme n’est devenu l’Homme en ne restant pas ce qu’il était. Et il ne restera Homme qu’à la condition de changer ce qu’il est, fils. Je veux voler, voler, pas chuter ». Plus tard j’ai compris que des hommes de peu d’obstination tenaient mon père pour un charlatan, un être vantard qu’ils n’auraient voulu fréquenter pour rien au monde. Vous avez tort, vous, les tièdes, les incrédules ! Mon père avait le courage de ses désirs. Le jour vint où il voulut démontrer au monde entier qu’il était Icare 2.
Voler ? Oui, il volerait, et aux yeux du monde entier !
Les semaines de préparation furent denses, les cartons d’invitation lancés au gratin de la science et de la presse.
Le grand moment arrive.
Papa regarde le parterre des invités. « Je vous remercie d’avoir accepté d’être les spectateurs de mon ascension. Reconnaissez pourtant que vous êtes venus comme des convives de la dernière heure, des sceptiques qui se présentent in extremis au banquet alors que le maître de maison les attendait plus tôt, sûr qu’ils arriveraient dans l’emballement, dans l’enthousiasme, avec au cœur un désir fou pour la fête ; et non comme des spectateurs énervés, fourbus par une journée qui leur pèse sur les paupières, des spectateurs aigres, fermés, plus prompts à rejeter qu’à prendre, de mauvais spectateurs en somme, des spectateurs sans talent, sans générosité, qui ne méritent pas l’intérêt qu’on leur porte. Oubliez votre incrédulité. Soyez des amis véritables, partagez l’insensé avec moi. Dites oui à l’impensable. Pensez à la juste rétribution de votre présence ici : j’y étais ! pourrez-vous dire, j’y étais ! j’ai vu l’exploit, je l’ai vu, de mes yeux vu ! »
Quelqu’un se lève, objecte « Vous oubliez le pied du cosmonaute sur la lune. Réalisé depuis longtemps le rêve d’Icare ! Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’Humanité, mais sous une forme imprévue ! L’homme pense à une tâche nouvelle, il la pense d’abord dans des catégories anciennes. Fatalement il échoue, et c’est en reprenant le problème par un biais nouveau qu’il réussit. Six chevaux qui tirent une voiture la font sûrement rouler plus vite qu’un seul, mais rien ne remplace le moteur, et ce n’est pas en perfectionnant la bougie qu’on a trouvé l’électricité. Pour faire l’oiseau, il fallait inventer quoi ? L’avion ! C’est fait ! Vous comprenez ? Pas d’avancée en ligne droite, plutôt des bonds, des bonds d’un niveau à un autre niveau : nous sommes des acrobates, des voltigeurs. Donc, voici ma question : votre velléité d’envol n’apparaît-elle pas réactionnaire, rétrograde, puérile même ? »
Mon père fixe longuement son contradicteur.
« Icare a volé et a chuté, c’est un fait indéniable. Et Jésus a réussi son ascension (en ayant recours a des moyens non homologués, il faut le préciser.) On dira donc : Icare tombe, Dieu grimpe. On dira : Dieu réussit, là où l’Homme échoue. Eh bien, c’est précisément ce que l’expérience à laquelle je vais me livrer entend réfuter. Ah, il serait pratique de diviser le monde entre les « Icare » et les « Jésus », et, pour être complet, chacun d’entre nous dans sa vie, selon les moments, selon les situations, peut être Icare et puis Jésus ou Jésus et puis Icare, tant nous sommes faits d’une succession de chutes et d’élévations. Pourtant ce serait cautionner le malentendu. Non, je ne vous laisserai pas croire que cette bipartition du monde me satisfait. Serait-elle exacte que je la contesterais encore. Donc, entre le scepticisme repu de lui-même et l’idéalisme de ceux qui croient l’envol réservé à la caste divine, je veux inscrire la possibilité qu’un homme, un homme tout bête, - moi !- réussisse là où régnait le privilège de Dieu, et en aucun cas ne soit voué à subir le sort du malheureux Icare. Sur la page du ciel, devant vous, je vais maintenant écrire un texte nouveau. »
Maman qui entre « Tes ailes. Voici tes ailes. (Elle aide papa à les fixer). Je ne sais pas si tu seras jamais un oiseau, mais tu es un seigneur ». Elle pleure, elle l’embrasse. Mon père me prend dans ses bras « Fils, le rêve d’Icare est ton héritage ». Tu reviendras ? j’ai dit. « Je reviendrai te chercher. Je te le promets, on fera le tour du monde en tandem ». Je ris, il rit.
Le vol a mal tourné bien sûr.
Papa a grimpé sur la falaise, il a visé le soleil, a secoué ses ailes, s’est lancé, s’est écrasé sur les vagues.
Après sa chute, sa voix bruissait encore dans les nuages « Je survolerai la terre, je nommerai les infamies que je vois, je nommerai aussi la beauté du monde ».