Réplique 0073 Par Tiphaine Van Der Haegen Elle dit qu’elle s’appelle Jeanne. Elle dit qu’elle a vu la femme au Café « Le verre Galant ». Elle dit que la femme qu’elle a vue était là quand elle est entrée, à 8.30, elle s’en souvient, l’école d’à côté sonnait la rentrée, il faisait froid, ça, oui, il faisait froid. Elle dit que les clients appellent cette femme la femme aux yeux gris, que cette femme aux yeux gris a un amant, qu’il la rencontre ici, au Verre Galant. Ils prennent chaque semaine la même chambre. Si cette chambre n’est pas libre, ils n’en prennent pas une autre. Ils restent longtemps dans le café, se tiennent par la main, ne parlent pas. Elle dit qu’ils s’aiment. Que même séparés par la petite table du Verre Galant leur corps sont ensemble. Qu’on le sent à l’épaisseur de leur silence. Que c’est un silence intime fait de tous les mots d’accouplement qu’ils ne se disent pas. Elle dit qu’au début elle, - Jeanne -, venait au Verre Galant comme ça, sans aucun but. Mais qu’elle a vu la femme aux yeux gris et son amant et que souvent elle revenait pour eux. Pour les voir. Elle dit qu’un jour la femme aux yeux gris est venue seule. Que son amant n’était pas avec elle. Que le lendemain elle était revenue et que la femme aux yeux gris elle aussi était revenue. Que son amant n’était pas avec elle. Elle dit que la femme aux yeux gris ne pleurait pas, n’avait pas de tristesse apparente, n’avait rien en elle qui détonne. Qu’elle était là comme si son amant y était aussi. Que le silence qu’elle s’adressait à elle-même était un silence pour deux. Elle dit que parfois la femme aux yeux gris prenait la chambre. Qu’elle y restait seule deux heures, parfois trois. Elle redescendait heureuse et fatiguée comme il advient quand l’amour est puissant. Elle dit qu’un jour, la femme aux yeux gris n’est plus venue au Verre Galant, qu’on a reconnu son visage dans le journal. Elle avait été arrêtée la veille. On avait retrouvé le corps de son amant dans le fleuve. Jean-Marie Piemme